Pouvez-vous vous présentez en quelques mots pour ceux qui ne vous connaissent pas encore ?
Je suis designer avec une formation de designer industriel, mais je me considère également comme créateur. C’est assez intéressant en France, nous avons la possibilité de passer d’un domaine à un autre assez facilement du moment qu’on a une approche assez reconnaissable et le gens finissent par venir nous voir pour nous proposer des choses autour de ce que l’on sait faire. Bref, je ne travaille jamais sur les mêmes projets. Pour revenir à mon parcours, j’ai d’abord fait du design produit, mais comme je travaille beaucoup plus sur les scénarios de vie que les produits en eux-même, j’ai intégré rapidement l’espace et notamment l’organisation de l’espace. Comme j’avais des objets qui étaient plutôt des scénarios d’usage, cela est donc devenue mon approche : le design des scénarios de vie. Dans les projets sur lesquels j’accepte de travailler, je reste toujours à échelle humaine, ça ne m’intéresse pas d’aller construire des puits sur la lune. L’idée est de faire des projets où j’ai la capacité d’amener une approche différente, une nouvelle logique, quelque chose à la croisée du social et de l’artistique. Ma limite dans les projets est finalement posée par les gens qui viennent pousser ma porte et qui me proposent des choses intéressantes. Je fais peu de projets toute seule… il y a toujours des commanditaires, un contexte.
Souvent les designers ont des projets personnels à côté, des activité artistiques notamment, est-ce que pour vous, ces deux choses qui sont bien séparées ou est-ce que vous mélangez les projets personnels et professionnels ?
Non, pour moi ce n’est pas séparé, je fais déjà de l’artistique dans mes projets mais avec un curseur qui change un petit peu à chaque fois. J’interviens également dans les projets de galeries d’art où je ne travaille pas de la même manière. Je profite de pouvoir travailler avec des maîtres artisans et à ce moment là, nous travaillons sur des pièces uniques et pas industrielles. C’est tout aussi intéressant de montrer ces œuvres que les autres projets car je n’ai pas d’interdit dans mon travail. Je fais également des projets que je me commandite à moi même parce que j’ai envie de les faire même si je n’ai pas toujours le temps de les réaliser. Par exemple, lorsqu’on me demande de travailler sur des expositions, je sais que je peux m’autoriser une part de liberté. Un exemple avec ce projet du moment sur lequel je travaille : il s’agit d’un musée à Dijon où je vais réaliser une librairie et donc travailler vraiment sur l’espace. Cela va être très expérimental. Je vais travailler sur les questions tel que “qu’est-ce que représente le livre pour nous aujourd’hui ?”, “que veut dire être éditeur aujourd’hui ?”.
Vos parents étaient agriculteurs, et quand on regarde votre travail, on voit des projets tel que “La Hutte” qui est une lampe s’inspirant de la forme d’une hutte pour l’extérieur. Pensez-vous que votre enfance auprès de vos parents vous a influencée dans votre travail aujourd’hui ?
C’est vrai qu’il y a beaucoup de choses que j’ai mise inconsciemment dans mon travail. Comme j’étais dans un petit village, j’ai recherché des structures qui étaient à l’image d’une petite communauté. Tout parle de communautés dans mon travail, de vivre ensemble et globalement de ce rapport à la nature. J’ai toujours gardé cette idée qu’on pouvait inventer plein de jeux, il suffisait de sortir, de prendre un bout de bois et tout était possible. J’ai gardé cette liberté de pouvoir prendre ce qu’il y a autour de moi, de mon environnement et de considérer que c’est appropriable, qu’on peut le bouger, le transformer, l’embarquer dans une histoire, réinventer des choses au quotidien et être actif (car les gens qui sont à la campagne, sont très actifs). Ceci-dit, la campagne d’où je viens est industrielle, il s’agit de la Champagne, territoire où rien ne poussait et sur lequel personne voulait y vivre. Originaire d’une famille belge de 11 enfants, j’ai eu une enfance heureuse… mais dans une campagne qui est tout ce qu’on peut critiquer aujourd’hui en terme de pollution, d’environnement, de disparition des oiseaux, d’absence de diversité écologique, etc.
C’est cette diversité que je cherche à retrouver dans mon travail aujourd’hui. Le design était cantonné dans l’idée de standardiser, d’uniformiser et je pense que c’est l’inverse maintenant. Avec notre propre démarche, tous les designers doivent apporter des choses différentes pour que les gens puissent s’approprier les choses dont ils ont envie et pas des espèces de diktats. Les designers devraient faire des propositions plutôt que d’imposer des choses… enfin c’est la façon dont j’entrevoie le métier. Évidemment, je ne parle qu’en mon nom et un autre designer pourrait articuler quelque chose de différent. C’est ce que j’aime dans ce métier, car il n’y a pas de corporatisme comme on peut en avoir dans d’autres métiers, où il y a une ligne de conduite, des choses qu’on doit faire et si on ne les fait pas on n’est plus dans les labels, les chartes etc. Ce métier est donc beaucoup plus souple et en même temps beaucoup plus compliqué, parce que les gens ne comprennent pas toujours où est la limite. Mais je pense que c’est une chance de ne pas être toujours obligé de le définir. Même moi je ne donne jamais une définition de ce qu’est le design car je pense que chacun en a une définition différente et même si on faisait une réunion de designers pour avoir une définition commune, ce serait très dur, voire impossible.
Aujourd’hui on utilise souvent le design comme un adjectif, on entend dire “cette chaise est design” ou “cette cuisine est design”, quand vous entendez ça est-ce que vous pensez qu’il y a une déperdition du sens du mot ?
Nous sommes passés d’un moment où on ne savait même pas ce que voulait dire le mot design à un moment où c’est devenu presque un qualificatif commercial. Je pense qu’on manque un peu de culture de l’objet et peu importe de savoir si c’est “design” ou non, ce qui est important c’est d’avoir cette culture de l’objet. Ce qui est très paradoxal puisque quand on discute avec des gens, on nous explique qu’il y a beaucoup d’entreprises qui veulent faire des tests consommateurs en France quand ils veulent lancer un produit, parce qu’on a une lecture sophistiquée des objets. Donc peut-être qu’il y a cette “lecture” de l’objet, mais il n’y a pas la terminologie qui va avec, il n’y a pas l’articulation qui fait qu’on sait en parler, qu’on sait le valoriser etc.
Vos études à l’ENSCI ont été le début de votre carrière de designer. Y-a-t-il eu un cours, un projet ou un enseignant en particulier qui a su vous transmettre ces valeurs du design ?
Non. Je pense que c’est cette envie d’interagir avec le monde qui est autour de moi qui m’a donné envie de faire du design. J’ai une fille qui est ado et qui a fait un stage en 3e et qui m’a demandé si ça existait déjà à mon époque ces stages. C’est à ce moment que m’a sœur m’a rappelé que j’ai fait un stage chez un architecte. Et je ne m’en rappelais pas du tout parce que c’était un architecte très spéciale qui avait un château, on y mangeait des asperges avec des couverts en argent et je m’étais dis que ce n’est pas un métier pour moi. Et j’ai failli ne pas devenir designer car je m’interdisais de l’être.
À vos débuts vous avez travaillé avec Philippe Starck, qui est une personnalité admirée du public mais critiquée par certains designers. Qu’avez-vous retenu de cette collaboration ?
À l’époque on devait expliquer tous les jours à quoi sert le design, c’était une époque compliquée. J’ai eu beaucoup de chance de rentrer chez Starck, il ne prenait pas beaucoup de collaborateurs malgré tous les projets qu’il faisait. Au bout de 6 mois le projet “Thomson Multimedia” est arrivé, et j’ai tout de suite ressenti que c’est un projet intéressant car je suis designer industriel et c’était un projet pile dans mon domaine. C’était également un projet avec de la technologie, et déjà à l’école je m’y intéressais car je pensais qu’en tant que femme on pouvait avoir un regard différent, enlever un peu l’aspect misogyne de la technologie. Ainsi, ce projet était un peu un conte de fée avec à la fois le fait de pouvoir travailler avec Starck mais également sur des produits de grande consommation qui allaient se retrouver chez Darty, la Fnac etc. C’est assez rare en tant que jeune designer d’avoir accès à ce type de projets. On ne faisait pas juste une petite gamme de design (ce qui était plutôt la tendance à l’époque), on travaillait sur toute la gamme. C’était un cas unique où une grande entreprise internationale mais d’origine française utilisait le design pour en faire quelque chose de stratégique. Il était clairement dit que le design pouvait être une force de proposition pour essayer de sortir l’entreprise de sa direction initiale. L’idée était de proposer des projets sur le multimédia avec en plus la révolution numérique qui arrivait à toute allure. Plus tard dans d’autres sociétés, on m’a fait travailler sur le “design de rupture” qui aide l’entreprise à changer pour re-mobiliser les gens autour d’un projet.
Si à cette époque, vous aviez pu donner un conseil à vous-même, lequel aurait-il été ?
J’ai eu à la fois une lucidité et un pragmatisme à la sortie de l’école car je me suis rendu compte que l’école est formidable à la fois pour expérimenter mais également pour rencontrer des gens et essayer plein de choses. Mais c’est quand on regarde son portfolio à la fin, qu’on se rend compte que c’est très compliqué d’avoir une direction dans tous ses travaux. Donc je me suis forcée pour mon diplôme à trouver ce qui pouvait être le début de l’affirmation d’une approche… et ça a fonctionné. C’est grâce à ça que j’ai réussi à trouver du travail en Italie puis chez Starck. Le conseil que je me serais donné aurait donc été d’identifier une approche et donner une directive à mon travail quand on sort de l’école même si je sais que souvent c’est difficile.
Je dirais aussi qu’il faut rester très ouvert car les opportunités sont souvent là où on les attends pas. Et il faut essayer de montrer dans votre portfolio que vous êtes “plastique”, que vous avez la possibilité de faire votre métier dans plein de contextes différents. Les gens se sentiront plus à l’aise de travailler avec vous et vont vous proposer des choses même si votre portfolio ne montre pas que vous avez travaillé dans ce secteur.
Dans unes de vos interviews vous dites travailler surtout “pour et avec les gens” et placez le “user centric design” au premier rang de vos exigences en tant que designer. Justement dans vos projets professionnels quand les clients ont beaucoup d’exigences, arrivez-vous à insérez vos idées et idéaux ?
Bien-sûr qu’il y a une “commande” du client mais ça n’empêche pas de respecter mes valeurs. Par exemple la petite lampe que j’ai fait pour Ikea, elle est à la fois très Ikea et très Matali Crasset. Je pars du principe que faire du design c’est pareil que faire un “acte artistique”, donc il faut non seulement le penser mais il faut aussi le matérialiser, donc ça doit être accroché à ses valeurs et ses intentions. Ça ne peut pas être juste libre et être une petite considération qui n’est pas raccrochée à ce qu’on est, ce qu’on défend. Pour moi le design c’est plus une façon de faire les choses, une façon de voir le monde. Donc on décrit le monde, on décrit la vision du monde que l’on a à travers les objets. Et si on le fait pas, ça sera fait par les autres. Donc ce n’est pas pensable de ne pas le faire.
Pour vous, quelle place occupent le design et le designer dans son rapport à l’anthropologie ?
Marc Augier dit que le design c’est de l’anthropologie appliquée. Évidemment il y a des projets où l’on peut s’en servir plus que d’autres. Comme je disais plus haut l’idée est de travailler sur des scénarios de vie, sur les façons dont les gens vont interagir, et ça c’est de l’anthropologie, c’est ce qui me porte. Il y a aussi une remise en question en ce moment de l’Homme Universel. En le nommant ainsi on redonne une normalité. Cette idée de travailler sur l’universel, puisqu’il faut une base d’humain, mais aussi de choisir en finesse quelque chose serait plutôt de la singularité. Le design a cette contradiction : il doit arriver à manier des choses qui sont très différentes. Il y a à la fois de l’individualisme et en même temps de la personnalité et de l’altruisme. C’est une gymnastique d’arriver à combiner ces éléments ensemble.
En ce moment on parle beaucoup d’intelligence artificielle, quelle est votre avis sur le sujet ?
Je pense que c’est un peu comme la technologie et le numérique. J’ai toujours pensé que ça ouvrait des opportunités. Par exemple pour les jeunes qui sortent des écoles aujourd’hui il y a beaucoup d’opportunités numériques et avec le numérique on peut faire le meilleur comme le pire. L’idée c’est donc de s’en saisir et de faire en sorte que ces outils servent aux valeurs. Nous avons tous un rôle à y jouer, mais pas simplement en tant que designer. On ne doit pas être les “sauveurs” du monde entier en ordonnant à chacun ce qu’ils doivent faire. C’est une tâche générale et on ne peut pas le faire tout seul. Je pense que l’intelligence artificielle c’est du même ordre, on doit arriver à faire des choses très bien pour l’humain mais il faut qu’on soit vigilant, il y a une intelligence dans la façon de construire les projets, il y ce regard critique à exercer, être capable de freiner des projets qu’on “sent pas” et favoriser ceux qui nous semblent avoir plus de sens. Mais ça demande un engagement et c’est la problématique d’aujourd’hui et je trouve que les jeunes générations ne sont pas assez engagées.
Au cours de votre carrière vous avez reçu beaucoup de prix, le premier était seulement un an après la fin de vos études, est-ce que c’est important en tant que designer de recevoir des prix ?
Oui c’est important parce qu’on est d’abord reconnus par nos pairs, et être reconnu par les autres designers est important pour savoir que ce tu fais a du sens. Dans ce métier il y a une prise de confiance donc tu dois être confiant si tu veux donner quelque chose de généreux. Ça sert aussi à encourager et c’est très important. J’ai eu la chance d’être dans une école qui le faisait déjà beaucoup, mais c’est important d’avoir un encouragement de la communauté entière. Ça peut venir d’ailleurs aussi. Maintenant les nouvelles générations font souvent des courts-circuits quand ils postent leur travail sur internet et que les gens s’y intéressent directement, ils n’ont plus besoin de cette reconnaissance des pairs. Et j’encourage les étudiants et les designers en général à participer aux concours. C’est très important de participer à des projets de différentes tailles, temporalités et plus on en fait plus on a cette capacité à penser, parce que je persiste à dire que c’est un travail qui est 80% de la pensée. L’expertise vient en faisant des projets très différents avec des gens différents, et d’un seul coup on va plus vite et notre expertise augmente.
Quelle serait la prochaine designeuse à interviewer ?
Vous devriez interroger Isabelle Daëron, je l’ai connu car je faisais un jury et j’ai bien aimé son travail. Elle est très courageuse, puisqu’elle a commencé à travailler sur des projets qui sont plutôt de l’espace urbain et très artistiques en même temps donc l’issue n’était pas facile à trouver.
Notre petite photo souvenir de l’interview. Merci Matali !